La traversée des Arêtes de Rochefort |
Vendredi 10 Août 1990 - 14 h Cette année, nous ne voulions pas nous aventurer sur les Arêtes de Rochefort. Résultat: le Samedi 11 Août 1990, nous marchions avec grande prudence et force admiration sur les corniches suspendues de l'une des plus belles courses que réserve le Massif du Mont- Blanc. Comment sommes-nous arrivés à cette volte-face ? Il ne m'arrive jamais de partir pour une ballade ou une course sans me renseigner le plus complètement possible sur les itinéraires et les horaires qu'elle réserve. Bien évidemment, j'ai donc cherché des renseignements concernant les Arêtes de Rochefort. Alpi-Rando, un magazine de montagne avait réalisé un reportage sur cette course, proposant des photographies merveilleuses mais imprimant un texte qui, après une lecture sérieuse, révélait des dangers réels et des difficultés que nous n'étions pas sûrs de maîtriser. A Chamonix, de nouveaux topo-guides laissaient percevoir la richesse de la course mais indiquaient de la même façon des rappels à exécuter dans la descente vers le Mont Mallet. Ainsi, notre décision était prise: nous n'irions pas sur les Arêtes de Rochefort considérant que cette course pour aussi belle qu'elle soit, ne correspondait pas à nos aptitudes. Nous avions même cherché et trouvé une dizaine de parcours qui nous semblaient aussi prestigieux et intéressants. Lors de notre première visite chez Gérard, il était absent mais nous avions laissé un petit guide avec les courses sélectionnées. Lorsque nous l'avons rencontré deux jours plus tard, il nous a rapidement convaincu que certaines courses n'étaient absolument pas favorables cette année, car la chaleur occasionnait de multiples chutes de pierres dans certains secteurs. En particulier, la Tour Ronde, dans la Vallée Blanche, possédait une rimaye dangereuse et les passages étaient souvent balayés par des avalanches de cailloux. Par contre, nous dit-il, les Arêtes de Rochefort offrent une aisance exceptionnelle qu'il serait dommage de négliger. Nous avons hésité. Finalement, quand il nous expliqua que nous ne ferions pas l'Intégrale de Rochefort avec sa descente en rappel vers le Mont Mallet mais que nous reviendrions sur nos pas après avoir atteint le pied de l'Aiguille de Rochefort, nous avons accepté de lui faire confiance. Ainsi, le Vendredi 10 Août, nous nous retrouvons devant chez lui, aux Pèlerins, pour un premier voyage en voiture vers le téléphérique du côté italien. A 14 heures, nous traversons le tunnel sous le Mont-Blanc, profitant des tarifs réduits qu'il nous propose. Après une bière rapidement avalée à Courmayeur, où nous sommes surpris par la conduite automobile un tantinet extravagante des Italiens, nous arrivons, vers 16 heures, à La Palud, sur le parking payant du téléphérique. Il y a beaucoup de monde à cette heure de l'après-midi et nous devons patienter 50 minutes avant de prendre la benne. Ce téléphérique est le pendant italien de la cabine de l'Aiguille du Midi et de ce fait, il est emprunté en masse par des touristes avides de hauteurs sans grosses difficultés. Je paye 325 F pour 2 allers-retours pour 2 personnes et un guide. Nous nous arrêtons sur une terrasse pendant une demi-heure et achevons devant le guichet une première attente qui ne nous inquiète pas. En cette saison, il faut savoir patienter souvent pendant de longues minutes avant de trouver des chemins de solitude. De plus, il fait beau, les conditions de montagnes sont excellentes et il est parfaitement inutile de revenir maintenant sur des réticences injustifiables. La première partie du trajet nous conduit vers Le Pavillon, étape intermédiaire vers le sommet. Un rapide changement de cabine et en quelques minutes, nous voici parvenus à l'altitude de 3400 mètres environ, à l'arrivée du téléphérique qui effectue la traversée de La Vallée Blanche. Nous descendons parmi les touristes vers le glacier et tranquillement rejoignons le Refuge de Torino à 3371 mètres en passant devant la piste de ski d'été et les chiens d'attelage qui attendent dans la neige. Nous sommes extrêmement surpris par le luxe de ce refuge qui peut accueillir près de 180 personnes dans des chambres de 4 lits. Un grand hall d'entrée, de nombreuses pièces, un bar, de grands escaliers, des toilettes correctes, pas d'eau potable mais des lavabos, tout est accueillant pour des alpinistes. Il y a beaucoup de monde mais comme d'habitude, nous faisons confiance à Gérard qui a retenu des places et qui connaît parfaitement bien la démarche à suivre pour obtenir le gîte et le couvert. Les inscriptions sont assez longues et nous devons remplir une fiche de renseignements comportant notre nationalité et notre numéro de carte d'identité. Gérard retrouve des connaissances et nous apprenons qu'un guide suisse a entendu des cris dans la descente de l'Aiguille du Géant mais il n'est pas certain que ces appels soient pour demander des secours. Néanmoins, le gardien appelle l'hélicoptère qui en quelques minutes sera sur les lieux et que nous observerons décrire plusieurs rotations autour du massif sans apparemment découvrir d'alpinistes en difficulté. Nous sommes sereins, malgré cette alerte, car nous savons depuis les courses des années passées qu'il ne faut pas s'angoisser à tort. Nous devons avoir confiance en nos possibilités et il est bien plus profitable de garder son calme en prévision du lendemain. Néanmoins, une question m'inquiète: allons-nous dormir cette nuit ? D'habitude, dès que nous nous trouvons à une altitude de plus de 2500m, des maux de tête apparaissent en proportion de la hauteur et nous avons le souvenir cuisant de deux nuits au Refuge du Goûter et au Refuge des Conscrits où nous n'avons pratiquement pas dormi. De ce fait, j'ai pris des précautions en amenant des cachets de paracétamol et des gélules de coca, préparation homéopathique qu'une pharmacienne m'a conseillée. Pour être totalement sûr de l'efficacité des produits, je commence déjà par avaler deux comprimés et cinq gélules. Nous allons prendre le temps de faire quelques photos par les fenêtres du Refuge qui, vers l'Est donnent sur la Vallée Blanche et la course que nous allons effectuer. A l'Ouest, nous devinons dans le soleil couchant, l'Aiguille Noire de Peuterey, étonnante paroi de rochers, puis les Dames Anglaises, aiguilles effilées dans le contre-jour, et enfin l'Aiguille Blanche de Peuterey, majestueuse sentinelle devant le Mont-Blanc. Après le Col de Peuterey, se découpent les plus belles courses d'alpinisme du versant italien: Le Grand Pilier d'Angle et les Piliers du Freney ( Le Pilier Central flanqué du Pilier Dérobé sur sa gauche et du Pilier Gervasutti sur la droite ). A cette distance, nous n'avons aucune appréciation correcte des faces abruptes et redoutables que constituent ces itinéraires de très haute montagne. De nombreux accidents ont eu lieu dans ces lieux et en particulier l'épisode dramatique de l'équipe Mazeaud en juillet 1961. Quatre hommes dans une première cordée et trois autres dans une seconde dont Walter Bonatti, pour une première au Pilier Central du Freney. L'orage, le froid pendant quatre jours dans un bivouac précaire, la descente au Col de Peuterey, l'obligatoire ascension de l'Innominata pour gagner un refuge, tout se ligue contre les cordées. Après sept jours de lutte acharnée contre les éléments, le bilan est lourd: quatre alpinistes perdent la raison et meurent de fatigue, d'embolie ou du froid. Cet épisode, parmi les plus dramatique du massif, donne en raison de la qualité des participants et donc de leur expérience et de leur prudence, une petite idée de la difficulté extrême que réserve ce versant. Je suis conscient de la facilité de la course que nous allons entreprendre au regard de ces itinéraires délicats mais je suis certain aussi de la réelle préparation qu'il nous faut, chaque année, pour aborder une telle ascension. Il nous semblerait impossible de nous élancer à cette altitude sans un minimum de préparations. Nous avons déjà gravi plus de 7000 m de dénivelé et marché pendant plusieurs heures pour entraîner nos corps à l'altitude et à l'effort. Nous savons aussi que, malgré cette acclimatation, nous aurons des moments de sérieuses difficultés parce que nous ne sommes et ne serons jamais des alpinistes complets. Notre objectif reste d'effectuer une course à notre portée dans un site de montagne le plus extraordinaire qui soit et surtout de profiter de l'exceptionnelle beauté de ce massif. Ainsi les heures passent et l'habitude fait sans doute que nulle angoisse ne naît dans l'attente de la soirée. Vers 18h 30, Gérard nous conseille de le suivre vers la salle à manger afin d'être parmi les premiers servis. Nous attendons encore une demi-heure, rejoints petit à petit par tous les convives de la soirée. Encore une fois, c'est d'abord de la patience qu'il faut montrer en cette circonstance. Un self-service propose aux clients une nourriture presque italienne: minestrone, viande bouillie, diverses entrées, fromage ou dessert. Nous prenons une bouteille de vin italien que nous trouverons un peu léger mais que nous boirons. Installés face au formidable panorama des piliers de Peuterey et du Mont-Blanc, nous mangeons à vive allure parmi la centaine d'alpinistes de toutes nationalités qui envahit la salle à manger. Gérard nous nomme et nous décrit les différentes voies du massif mais j'ai la conviction que nous n'appréhendons pas les innombrables traquenards des parois. D'ici, les passages semblent évidents et faciles. Un simple pas devrait permettre de surmonter certains passages mais je sais évidemment que la taille humaine est dérisoire dans une paroi de 900 mètres avec de la glace et du rocher instable ou abrupt. L'envie de mesurer de visu ce formidable défi effleure l'esprit mais il n'est pas d'autre solution pour connaître ce vertige que de s'élancer dans la course insensée. Nous n'aurons jamais la connaissance et les capacités d'affronter de telles hauteurs et il ne nous reste que les descriptions des vainqueurs ou des vaincus pour imaginer les sentiments que font naître de tels défis. Néanmoins, en participant à des courses plus aisées, à notre portée, nous commençons à saisir la taille et les pièges constants des montagnes comme nous partageons la joie de parvenir à l'achèvement du projet. Après le repas, nous regagnons notre chambre pour préparer les vêtements, les boissons (de l'Isostar), et les appareils photos car au réveil, prévu vers 4h 45, nous n'aurons pas le temps de tout mettre en place. J'en profite pour avaler de nouveau cinq gélules de coca et deux comprimés de paracétamol. Nous descendons ensuite rejoindre Gérard qui nous attend, à moitié endormi, parce qu'il a pris quelques cachets de somnifères légers en espérant rattraper le retard de sommeil qu'il accumule depuis plusieurs jours. Jean-Hervé se dévoue pour commander des tisanes au bar et, bien que la jeune serveuse lui ait d'abord préparé 3 cafés, il nous ramène 3 tasses de verveine bien chaude. Autour de nous, sont attablés tous les groupes qui, demain s'élanceront vers les différents sommets accessibles à partir de ce refuge. Nous ne ferons la connaissance de personne car le système des chambres indépendantes ne permet pas de nouer des relations avec des voisins. Par contre, il a l'avantage de permettre un coucher plus calme et surtout un réveil échelonné. Il est environ 9h quand nous décidons de nous coucher. Pour moi la nuit sera correcte et malgré quelques réveils je dormirai plusieurs heures sans doute sous l'action combinée des gélules de coca et des comprimés de paracétamol. Aucun mal de tête ne me gênera au contraire de Jean-Hervé qui n'a pas avalé autant de médicaments et qui va ressentir, dès qu'il sera allongé, des douleurs à la tête. Les ressorts des lits sont particulièrement bruyants et chaque mouvement, aussi léger soit-il, engendre un grincement horrible. Alors lorsqu'il faut se retourner sur sa paillasse, on a bien l'impression d'entendre un concours de trampoline sur du matériel rouillé. Il est heureux de n'être que trois dans la chambre. Je me réveillerai néanmoins plusieurs fois dans la nuit mais le sommeil reviendra à chaque fois et somme toute, au petit jour, j'aurai passé une bien meilleure nuit que je ne l'avais espéré et craint. Faut-il y voir l'effet réel des cachets ou bien simplement l'impact psychologique de leur absorption? Samedi 11 Août 1991 - 4h L'heure du réveil est annoncée par le gardien du refuge et aussitôt il faut que l'esprit fonctionne au maximum de ses capacités pour être le plus efficace possible et pour n'oublier aucun détail vestimentaire (fourrure polaire, foulard, bonnet, gants, lunettes de montagne, baudrier, lampe frontale, piolet). Nous avalons un rapide petit déjeuner (café ou thé, pain, petites barquettes de beurre et de confiture) et commençons à nous équiper dans le hall parmi les nombreux autres alpinistes. Chacun se prépare en vérifiant les contenus des sacs ou en sortant des gants, des cordes, des baudriers ou des lampes frontales et une certaine fébrilité se fait sentir dans le couloir. Nous nous encordons dehors, à la lueur des lampes frontales et aussitôt abordons, dans une pénombre due au ciel étoilé, la traversée du glacier vers le Col du Géant. Comme à son habitude, Gérard marche vite, filant devant nous, au plus droit, sur la neige gelée. Nous n'avons pas nos crampons car la neige est bonne et la pente n'est pas très prononcée. Il faut d'abord se mettre dans le rythme de la course sans s'énerver, en gardant à l'esprit la lucidité nécessaire pour rester efficace. Encordés, avec un piolet dans une main, il faut tenir compte de la distance entre nous et demeurer solidaire. L'obscurité, sans être profonde, est suffisante pour nous cacher les sommets environnants. Il ne fait absolument pas froid et la marche rapide nous réchauffe amplement. Nous passons devant les Aiguilles Marbrées que nous aurons largement le loisir de contempler plus tard dans la matinée. Pour l'instant, il faut avancer en économisant ses forces. La première pente vers le pied de la Dent du Géant est plus raide mais sans aucune mesure avec les dénivelés que nous avons déjà effectués. Nous n'éprouvons aucune difficulté sérieuse et je trouve suffisamment de temps pour me retourner et admirer le panorama de dentelles noires qui se profile lentement sur le ciel encore sombre. A mi-pente, Gérard demande d'éteindre les lampes et d'un seul coup, libéré du halo de lumière, le site apparaît dans sa majestueuse grandeur. Hier au soir, nous n'entrevoyions pas la longueur réelle de la vallée, la disposition des massifs les uns par rapport aux autres. Les distances sont énormes entre chaque massif rocheux et lorsque nous descendrons, nous apprécierons mieux, en voyant la taille minuscule d'autres alpinistes sur ce glacier, les longueurs réelles. Nous arrivons enfin au pied de l'Aiguille du Géant. Derrière nous, le Glacier de la Vallée Blanche et le Massif du Mont-Blanc. Le gigantisme du paysage saute déjà aux yeux. Ici encore, en levant la tête, j'ai l'impression que la distance est faible et pourtant, nous allons aborder maintenant la partie la plus délicate de l'ascension. Il n'y a pas de traces précises dans cet éboulis instable de roches où des pierres n'attendent qu'un pas malheureux pour s'ébranler dans la pente. Nous mettrons plus d'une heure pour escalader ce chaos pierreux, d'autant plus que Gérard est sciemment parti vers la gauche, espérant découvrir un raccourci qui en vérité, se révélera à plusieurs reprises, être bien plus ardu que la voie qui contournait lentement le massif. Nous souffrons de l'effort inhabituel dans ces roches dangereuses, préoccupés à ne pas déclencher d'avalanches de pierres. Devant nous d'autres cordées, parfois, occasionnent de petits éboulements de gravillons et l'inquiétude nous assaille aussitôt. Nous sommes aussi vigilants pour ne pas, nous même, être à l'origine de semblables éboulis car d'autres cordées nous suivent. Soudain, une pierre d'une taille appréciable s'abat en grand fracas sur le chemin mais fort heureusement, elle s'arrête aussitôt. Nous mesurons alors ce que peut être une avalanche de rochers dans une pente bien plus abrupte que celle où nous marchons. Avec les chaleurs des jours derniers, plusieurs cordées ont été surprises par de telles dégringolades et sous la Pointe Whymper, dans les Grandes Jorasses, quatre alpinistes sont morts, emportés par les chutes de pierres. Le même jour dans les Drus, une cordée de deux était aussi décimée pour les mêmes raisons. Nous passons parfois sur des vires difficiles où il faut s'aider des mains pour saisir une prise minuscule et des pieds pour pousser sur une prise aussi légère. Le sommet est loin et rien ne présage encore de l'arrivée. A plusieurs reprises, Gérard doit chercher un chemin possible dans ce capharnaüm et nous suivons sans protester bien que le souffle se fasse court et que certains passages à flanc de paroi donnent un sentiment de risque inutile. Je me demande alors s'il est bien sérieux de venir ici souffrir et si je suis véritablement capable de faire de nouvelles courses. Ce sentiment devant l'effort et la peine m'effleure parfois et je ne peux pas y répondre car ma volonté a toujours, pour l'instant, été supérieure à la souffrance endurée. On se dit alors que, sans doute, les limites de ses capacités ne sont pas très éloignées mais, avec un sérieux effort de lucidité, on passe le mauvais moment. Mais cette difficile ascension va prendre fin et nous allons pénétrer alors dans le domaine fantastique de la haute montagne, là, où toute description devient insuffisante et impossible, où les photographies ne rendent pas totalement compte du vertige et de la liberté. Dans un lieu de repos nommé "la salle à manger", nous allons nous restaurer avant de chausser nos crampons. Devant nous s'élance la Dent du Géant à 4013 mètres, promontoire et sentinelle des arêtes de Rochefort. Nous sommes un peu inquiets car, nous reviennent à l'esprit les descriptions des livres et plus particulièrement l'évocation de passages aériens. Fort heureusement, cette année, les conditions de neige sont exceptionnelles et les passages sont larges et bien taillés. Nous n'aurons qu'à savourer la plénitude du lieu, la courbure magnifique des arêtes qui se dessinent sur le ciel azuréen. Il est environ 7h 30, le jour s'est levé et des couleurs sublimes se déploient sur les arêtes de Rochefort. La traversée ne sera pas éprouvante mais Gérard, conscient du danger latent et du possible relâchement dû à l'apparente facilité de la marche et à l'émerveillement qui nous étreint, ne cesse de nous mettre en garde sur le soin à apporter à chacun de nos pas. De fait, sur notre gauche, la plongée vers les séracs du haut de la mer de Glace est impressionnante et à droite, une chute ne serait pas opportune sur les rochers et le névé verglacé. Nous allons donc dans un premier temps, nous appliquer à soulever les pieds et à poser les crampons avec souplesse et fermeté sur le chemin bien tracé. Les pentes d'ascension ne sont pas très raides et lorsque le rythme de la marche sera acquis, nous aurons le loisir de regarder devant nous la formidable perspective des monticules de neige qui se découpent dans le contre-jour. Il ne fait pas froid, aucun souffle de vent ne perturbe la promenade et la lumière, qui embrase petit à petit les cimes, dévoile les courbes en sublimant les couleurs bleutées des cristaux. Nous nous arrêtons plusieurs fois pour mieux apprécier le panorama qui s'ouvre vers le Massif du Mont-Blanc, bien visible maintenant, les Aiguilles de Peuterey, l'Aiguille du Midi, la Vallée Blanche et derrière nous, comme un phare, la masse tranquille de la Dent du Géant, protectrice des Arêtes. La vue se perd sur les Aiguilles de Chamonix, le glacier de Leschaux, le Refuge du Couvercle que l'on devine très loin et devant nous le Mont Mallet, point culminant de l'Intégrale. La Mer de Glace serpente en contrebas entre les massifs. Sur l'envers des Aiguilles, un point minuscule apparaît: le Refuge du Requin où nous sommes allés il y a quelques années. Les montées succèdent aux descentes sur cette voie mais le chemin reste en général bien taillé et les risques de chute sont insignifiants tant que la lucidité rappelle aux précautions de la marche. Nous sommes seuls pour l'instant et un vaste sentiment d'euphorie nous assaille à contempler cet écrin de blancheur immaculé, offert par une nature prodigue à qui veut se donner la peine de se laisser éblouir de beauté pure. Il n'y a sans doute aucun spectacle humain qui parvienne au niveau de simplicité grandiose des montagnes qui allient à la fois le danger réel et cette pureté des courbes et des couleurs. Nous imaginons cette course dans d'autres circonstances, lorsque le passage devient étroit ou que le brouillard se lève sans parler des conditions extrêmes qui règnent ici en plein hiver. C'est d'autant plus miraculeux de profiter de quelques jours propices au cœur de l'été. Gérard nous a prévenu d'un passage plus délicat qui surmonte sur trois mètres environ un vide insondable de plus de 1000 mètres. Fort heureusement, des marches ont été taillées qu'il suffit de suivre à flanc de paroi, en s'aidant du piolet planté dans la glace à hauteur des épaules et en surveillant les quelques pas nécessaires pour traverser le ressaut glacé. Plus loin, la descente du point culminant, l'Antécime de Rochefort, à 3933m nous réserve quelques frayeurs. Gérard assure la corde sur un rocher et je suis le premier à aborder la pente qui d'un haut nous paraît extrêmement raide. Il faut poser les pieds fermement pour faire mordre les crampons sur la paroi verglacée en prenant bien soin de ne pas accrocher les lanières ou le pantalon. En réalité, la pente s'avère plus aisée qu'elle ne le laissait paraître et l'assurance de la corde achève de dissiper toute crainte. Nous atteignons alors le point final de la course, au pied de l'Aiguille de Rochefort que nous ne gravirons pas car elle ne constitue qu'un amas de rochers et de pierres instables qui n'apporte- raient rien à la ballade. Nous sommes rejoints par d'autres cordées qui entreprennent cette ascension pour réaliser sans doute l'Intégrale et à qui nous demandons d'immortaliser cet instant sur photographie. Une pause pour avaler quelque nourriture et admirer tranquillement le chemin parcouru nous donne le sentiment de vivre pleinement un instant inoubliable, que nos yeux et notre mémoire saisissent avec l'avidité de l'éphémère. Il ne semblerait pas inutile de revenir plusieurs fois dans ce lieu pour simplement noter les subtils changements qu'apporteront les heures qui s'écoulent et retrouver le sentiment d'enthousiasme qui, pour l'instant, nous habite. Quelques minutes trop courtes et il faut maintenant retraverser la totalité des arêtes pour regagner la base de la Dent du Géant. Le parcours sur les cimes enneigées nous conduit de nouveau vers plusieurs montées et plusieurs descentes mais cette fois, le soleil dans le dos, nous allons admirer les fines arêtes qui se détachent en vaguelettes, formant des angles qui paraîtraient inaccessibles si nous ne savions pas y avoir évolué quelques minutes plus tôt. La direction que nous suivons est légèrement différente suivant la cime gravie et ceci occasionne des découpages et des perspectives sans cesse en évolution. A chaque instant, un nouveau panorama s'offre, avec sa propre richesse, ses couleurs et ses ressauts plus ou moins aigus que nous voudrions adjoindre aux images déjà nombreuses que nos mémoires ont saisies. Devant nous, plusieurs cordées suivent les traces et il nous faut, à plusieurs reprises, nous arrêter pour laisser le passage. Nous apprécions pleinement la course, à cette heure et nous ne regrettons pas de nous être laissés convaincre par Gérard. J'ai bien l'impression que parfois nous flânons sur les corniches mais le guide nous rappelle à la prudence dès qu'une pente plus dangereuse se présente. Une heure de traversée nous ramène à l'aire de repos où nous déchaussons les crampons et ôtons quelques vêtements superflus pour entamer la longue descente dans l'amas de roches de l'éboulis de la Dent du Géant. Un dernier regard vers les Arêtes de Rochefort et nous nous lançons prudemment dans la descente. Je marche devant et il me faut trouver un itinéraire parmi les multiples voies mal indiquées. Les mêmes angoisses nous assaillent et nous évitons au maximum de déclencher des éboulements de pierres mais sans y parvenir toujours. Alors chacun s'arrête, nous bien sûr mais aussi parfois ceux qui au-dessous grimpent, pour déterminer la direction et la puissance des pierres ébranlées. Il n'y eut aucune avalanche dangereuse si ce n'est une pierre qui soudain se détacha au-dessus de moi et plongea en ricochant vers les profondeurs de la pente. Je n'eus guère le temps d'avoir peur car à l'instant où je levais les yeux à la suite des premiers échos sur les rochers, la pierre était déjà passée et tout danger écarté. Nous saisissons aisément le potentiel de risques énormes qui existe dans d'autres secteurs du massif lorsqu'il faut traverser quelques couloirs particulièrement exposés. La solution la plus prudente pour éviter de tel éboulement consiste à ne s'y aventurer qu'à certaines heures matinales où le soleil n'a pas encore chauffé les roches. Mais il reste néanmoins des impondérables qui ne seront jamais effacés et qui occasionneront toujours des accidents. Il ne faut sans doute pas y penser de trop pour garder intacte la joie que procure une ascension réussie. Lorsque nous sommes parvenus sur le glacier, nous savons que tout risque est définitivement écarté mais le chemin pour rejoindre le Refuge Torino est encore long. Nous entamons alors cette descente en plein soleil à vive allure dans les traces de neige molle où les pieds glissent mais sans danger. A mi-pente, nous sortons la Mémoire du Bicentenaire, symbole d'une randonnée, effectuée l'an dernier où nous avions décidé de transporter une fiole de Cognac pour commémorer la Nuit du 4 Août 1789, abolition des privilèges. Cette année, la Mémoire contient du Calvados de Bretagne que nous apprécions à sa juste valeur et qui marque ainsi la satisfaction que nous éprouvons après cette course. Je ne sais si l'alcool y contribua mais j'abordai la dernière pente avant le Refuge avec l'envie soudaine d'allonger le pas et pendant une demi-heure, nous avançâmes à vive allure sans tenir compte des quidams qui se promenaient sur le glacier et qui nous regardaient avec étonnement. Il nous restait encore à payer le refuge (625 F), à reprendre les provisions que nous y avions laissées le matin, à finir quelques clichés-souvenirs et à redescendre par le téléphérique vers la vallée encombrée. Au passage, nous admirons une dernière fois l'Arête de Rochefort et les Piliers de Freney. Moins d'une heure plus tard, nous avions repassé le tunnel sous le Mont-Blanc et nous étions aux Pèlerins attablés devant trois bières pour marquer traditionnellement la réussite de la course. Cette course nous a coûté 1500 F mais au-delà de cette somme qui nous assure par l'intermédiaire d'un guide une certitude de réussite, nous retrouvons des sensations identiques à celles ressenties lors de nos autres randonnées en haute montagne: une satisfaction éphémère et inutile mais d'une telle intensité qu'elle en devient indescriptible et qu'elle appelle aussitôt le désir d'un nouveau départ. |
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