L'ascension des Dômes de Miages

Mardi 15 Août 1989 - 7H 45

Nous arrivons chez Gérard Grandclément, notre guide, aux Pèlerins après un lever matinal et un ultime contrôle du matériel, comme à notre habitude. Nous utilisons de nouveaux crampons que nous n'avons que moyennement réglés. Gérard regarde et précise le réglage. Le reste est prêt. Nous sommes rodés et rien n'est oublié. Chaussures, vestes, guêtres, gants, vêtements chauds, nourriture pour 2 jours, boissons, (eau, vin, Isostar), appareil photos, films de réserves, pansements, argent.

Déplacement tout d'abord en voiture (la SuperCinq) de Chamonix au Cugnon (sur la route de Notre-Dame de la Gorge) après les Contamines Mt Joie).

Première partie facile. C'est de la randonnée entre 1 200 m et 1 970 m vers le Refuge de Tré La Tête. Nous mettons 1h 40 min en marchant vivement, sans trop nous parler, nous contentant d'avancer dans les sous-bois et sur une pente moyenne.

Déjeuner sur l'herbe devant le Refuge. Jambon (fromage/Gamay (la bouteille qui devait faire 2 jours est achevée à trois dès le premier repas). Je la garderai d'ailleurs dans mon sac jusqu'au bout de la course, refusant de la balancer dans une crevasse.

Il fait beau et nous sommes tranquilles parce que confiant en Gérard et en nos possibilités. Comme d'habitude, nous sommes entraînés et moralement fin prêts. Nous ne concevons pas une course sans ces deux atouts majeurs et la précipitation comme l'improvisation resteront toujours des soucis angoissants que nous éviterons au maximum.

Nous prenons café ou thé dans le Refuge. Nous ne nous priverons de rien pour rendre la course agréable et réussie. C'est un aboutissement de trois semaines de vacances dans un cadre familier maintenant (la montagne) avec une ouverture vers un domaine différent et presque inconnu, réservant des surprises aux novices que nous restons (la haute montagne).

Le temps ne presse pas car nous avons la journée pour faire la première étape. Nous partons tranquillement vers le glacier de Tré-La-Tête, sur un chemin de randonnée d'abord, puis, ensuite sur un sentier escarpé, taillé au-dessus de la moraine finissante du glacier. Nous rattrapons et doublons quelques personnes qui nous emboîtent le pas. La femme ne veut pas continuer et harangue son mari qui, sans gêne, nous suit. Aucun n'est équipé et avec nos sacs à dos, nos chaussures épaisses, nous pouvons sembler d'éminents spécialistes en route vers une importante course.

Après une longue traversée sur des blocs de pierres instables, arrachées par la glace et rejetées vers le bas de la vallée glaciaire, nous abordons le glacier proprement dit.

Juste le temps de remettre un pantalon, (en cas de chute, c'est plus prudent que les shorts), et les baudriers qui pourraient s'avérer utile si nous nous avisions de visiter une crevasse. Pour l'instant, nous ne chaussons pas les crampons et nous ne sommes pas encordés.

La traversée est sans problème. Nous suivons aveuglément Gérard, seulement soucieux de ne pas glisser. Le glacier n'est pas très large et nous passons au ras des séracs qui se révèlent très cassants et difficilement franchissables. Comme d'habitude, il faut zigzaguer entre les crevasses en n'étant jamais très sûr que le voie empruntée est la meilleure. Au bout de cinquante mètres une crevasse trop large peut survenir que l'on ne pouvait pas imaginer mais qui oblige à rebrousser chemin et à chercher un autre passage. C'est parfois assez détestable mais aujourd'hui, nous avons le temps et la ballade est agréable. Il est environ midi, le ciel est bleu, le soleil radieux et nous sommes seuls dans un cirque glaciaire qui se révèle petit à petit à nos yeux. De minuscules filets d'eau creusent la glace fragile et parfois s'enfoncent dans les entrailles du géant. Ces ouvertures béantes, très impressionnantes, émaillent la surface du glacier et engloutissent ces eaux froides. On sent bien, sous les blocs, une érosion qui peut à tout moment déplacer un rocher ou anéantir un passage affaibli par l'écoulement. Il faut rester prudent même si le spectacle est grandiose et si l'impression de danger semble lointaine.

Nous abordons sur la rive droite du glacier, au-dessous d'une corniche de plus de 100 mètres où la progression s'effectue tout d'abord contre des plaques rocheuses avec de rares prises pour les pieds et les mains. Pour monter tout va bien mais je me demande soudain comment nous repasserons ici, demain à la descente, après une longue course.

Maintenant nous allons progresser interminablement sur un sentier assez raide, avec un passage sur une vire difficile que Gérard a prise comme raccourci. Nous en avons maintenant l'habitude mais je n'aime pas ces passages sans assurances. Nous rencontrons des alpinistes qui descendent avec un guide. Un jeune homme est littéralement exténué et avance avec peine, s'arrêtant sans cesse pour reprendre des forces. Le guide, impatient, est loin devant, sans trop se soucier de son client.

Nous nous enfonçons petit à petit dans un pierrier où la trace est peu marquée (quelques points bleus par ci par là). Nous avançons longtemps et le soleil qui frappe devient pénible. Personne ne parle. Des ruisselets de temps en temps, descendent du sommet et nous devons les franchir, parfois avec difficulté car alors le chemin disparaît complètement. Ici, sans doute, personne ne passe au même endroit et cela explique qu'il n'y ait pas de sentier bien balisé. Certaines marches, entre les blocs, sont assez hautes et je sens une douleur foudroyante qui me frappe plusieurs fois à la hanche droite. Il m'est déjà arrivé de ressentir ce genre de mal mais ici je suis inquiet car nous ne sommes qu'au premier jour de la course.

Cette marche d'approche est interminable et nous avons hâte de découvrir au détour d'un horizon, le Refuge des Conscrits. Gérard est monté haut dans le pierrier et quand la baraque de tôle qui sert de Refuge sur cette moraine, se découpe, il nous faut encore descendre au travers des éboulis. Nous franchissons un petit ruisseau, passons devant les deux WC construits directement au-dessus de l'eau et nous voilà arrivés.

 

Le Refuge des CONSCRITS

( 2730 m )

Gérard retrouve un copain, Michel Z., ancien gendarme à la Brigade de Chamonix qui vient, en compagnie de sa femme, de reprendre, et seulement depuis cette année, le gardiennage des Conscrits. Nous sommes donc bien reçus, avec une bière d'ailleurs, ce qui nous étonne toujours. Mais comment refuser ?

Nous sommes au début de l'après-midi et les environs du Refuge sont déserts. Le gardien reste là tout l'été, de juin à septembre, avec sa femme et ses fils. Le cadre est certes charmant mais les commodités pratiques sont simplifiées à l'extrême compte tenu du peu d'espace réservé à chacun. Pour les alpinistes qui passent ici quelques heures, cette précarité n'est pas trop pesante mais j'imagine bien qu'il faut parfois beaucoup de volonté et de passion pour rester quatre mois dans de telles conditions. Le Refuge est construit sur une dalle rocheuse de la manière la plus simple qui soit. En hiver il est entièrement recouvert par la neige et n'est dégagé qu'au milieu du printemps. Les pièces communes sont basses et peu éclairées. L'espace y est réduit et au-dessus des têtes sont aménagés des cagibis pour le sommeil. La cuisine est un petit endroit bien désordonné où tout s'entasse et rien ne se range vraiment. La cave pour les provisions est enfouie sous le bâtiment et doit bien ressembler à une caverne. Certaines parties du Refuge sont séparées par des couvertures et j'aurai toujours l'impression de voir se révéler des caches dans chaque coin. Il est bien évident qu'il faut rentabiliser l'espace et ne rien laisser inoccupé.

Nous allons nous reposer pendant plusieurs heures sur la dalle devant le Refuge, rendu étincelant à cause de la protection de tôle ondulée qui le recouvre et qui lui donne cet aspect lunaire dans ce paysage hostile. Nous admirons les sommets qui nous entourent: la Lée Blanche et le Mt Pourri et puis, vers le Nord, nous savons les Dômes de Miages invisibles pour l'instant.

L'après-midi va ainsi passer, entre des instants de repos, de petits déplacements dans les rochers alentours, des lectures, des discussions et une partie de dés. Petit à petit, vont arriver de nouveaux occupants qui s'installeront comme nous et qui attendront à leur tour. Il est toujours utile d'arriver suffisamment tôt car ici il n'y a pas de téléphone et les réservations ne peuvent donc se faire que par l'intermédiaire du peloton de Gendarmerie de Haute Montagne qui communique par radio les demandes. En fait, beaucoup arrivent sans être sûrs de la place disponible et les derniers risquent de se voir refuser la nuit et de devoir redescendre vers le Refuge de Tré-La-Tête. Gérard avait pris la précaution d'arriver tôt pour obtenir des couchettes.

Il est environ 6h quand Gérard, qui n'a proféré depuis l'arrivée que peu de mots, sinon avec son copain, s'avise soudain de nous inviter pour l'apéritif. Nous ne sommes pas véritablement surpris et acquiesçons naturellement à sa demande. Mais pour tous les quidams réunit autour du Refuge, il doit sans aucun doute apparaître que nous sommes une bande de farfelus d'autant plus que nous réclamons de manger dehors au soleil couchant. Leur surprise ne sera pas terminée quand ils verront le repas gargantuesque que nous allons faire maintenant. Alors que nous finissions nos Ricard, un couple (d'environ 48 ans) est arrivé avec un guide (Jeannot) que Gérard connaît et ils se sont installés sur la même table que nous.

Nous dînerons ainsi dans la bonne humeur en riant de la vie si belle à 2730 mètres. Soupe, rôti de porc et riz-carottes, arrosé d'un Gamay (une deuxième bouteille après la malencontreuse casse de la première par le jeune fils du gardien), fromage, poire Belle Hélène: tout cela en double et en triple ration si besoin.

Et pour faire bonne mesure nous finissons par un Génépi offert par Gérard. Sans doute que l'ivresse des hauteurs n'est pas une invention des voyageurs mais est-ce bien cela que nous vivons ?

Nous allons enfin nous coucher vers 21h 30. La nuit est tombée et nous sommes parmi les derniers à regagner les couchettes. Des corps s'entassent partout maintenant. Nous nous allongeons dans le recoin désigné, après avoir surmonté de multiples corps. L'espace entre les litières (comment peut-on les appeler autrement?) et le plafond est réduit, ce qui oblige à se faufiler dangereusement vers son emplacement. D'ailleurs, quand je m'installe, je ne suis absolument pas sûr que ce soit la place qui nous était réservée. Qu'importe ! Il n'y a pas assez de couvertures. Nous arrivons après l'installation de la plupart des occupants et nous devrons nous contenter d'une couverture pour deux. Mais la chaleur est terrible et la promiscuité, comme d'habitude, assurée. Certaines personnes ne peuvent s'empêcher de faire, sans doute par nervosité, des plaisanteries de collégiens et la nuit qui s'installe est entrecoupée de ces rires épais. Quelqu'un est à la recherche de sa compagne et doit l'interpeller à travers tout le refuge pour la retrouver. Encore sujet à plaisanteries!

Chacun est installé comme il peut mais personne n'est allongé dans le même sens ce qui explique que j'ai des pieds qui parfois me poussent latéralement. Un souffle d'air réconfortant vient de temps en temps rafraîchir l'atmosphère mais ce petit vent est trop frais et je redoute, dans le mélange chaleur/fraîcheur, un risque de bronchite.

Malheureusement, quand le silence se fait, nous ne dormons pas. Encore plus que l'an dernier, les maux de tête, bien que plus légers, vont empêcher un repos correct. Je crois bien que j'ai tout essayé pour dormir, ne serait-ce qu'une heure. Rien n'y a fait et dans la nuit, je ne devais pas être le seul à attendre d'abord le sommeil puis après s'être résigné, le lever. De plus, dans un des rares moments où j'ai néanmoins pu sommeiller un peu, j'ai été réveillé par des alpinistes très matinaux, partant pour la Lée Blanche.

Mercredi 16 Août 1989

Réveil définitif à 3h 50. Maintenant tout doit aller vite. Petit déjeuner copieux: café, jus d'orange, confiture, beurre, pain. Nous savons nous organiser pour les préparatifs et pour n'oublier aucun des vêtements qui pourraient se révéler nécessaires tout à l'heure. Je mets très longtemps avant de pouvoir payer au refuge. Les gardiens sont un peu débordés par les demandes incessantes de petits déjeuners ou de comptes.

Nous partons à 4h 40 dans la nuit noire. Devant nous, des cordées sont déjà en route. Gérard, comme à son habitude, allonge le pas et le démarrage ainsi est particulièrement pénible. Nous ne voyons rien du chemin, mélange de pierres, de blocs, de neige tassée, de glaces. Il n'y a pas de traces et il faut enjamber les roches quand soudain le passage devient raide ou que le pierrier s'éboule sous les pas. Sur un petit névé, nous chaussons les crampons neufs et presque tout de suite, je perds celui de droite qui se désolidarise de la chaussure. Il faut alors s'arrêter et remettre rapidement, dans le froid, ce crampon désobligeant. C'est un peu de temps perdu mais surtout un peu d'anxiété car maintenant je ne suis pas totalement sûr de bien cramponner. En réalité, il n'y aura jamais aucun problème et je ne saurai pas d'où provient l'erreur.

Nous progressons à travers les crevasses dans une pénombre peu propice à l'enthousiasme mais il est sans doute préférable de faire maintenant le maximum de chemin pour arriver à une heure matinale au sommet. Gérard ne connaît pas le chemin car il n'y en a pas mais il se dirige dans la bonne direction en évitant les endroits les plus dangereux. Nous suivons, tout juste remis du départ précipité, en essayant de ne pas dépenser à tort et à travers l'énergie que nous sentons nécessaire pour le reste de la journée. Les sommets autour de nous se dévoilent peu et seule une brèche très loin devant, semble indiquer le point de passage obligé mais il est toujours pratiquement impossible d'évaluer les véritables distances sur un glacier, surtout dans la faible lueur des lampes frontales. Un groupe de cinq alpinistes nous rattrape et nous devance rapidement. Nous zigzaguons sur le glacier, évitant parfois de formidables trous, enjambant des crevasses quand cela est possible, retournant sur nos pas, une fois ou deux, quand la voie devient infranchissable. Le col se dévoile peu à peu dans son immensité mais aucune limite n'est encore visible qui indiquerait une possible halte. Nous savons que Gérard ira jusqu'à l'arrêt qu'il a prévu et nous suivons sans rechigner. Quand une crevasse est trop grande, nous allongeons la longueur de corde ce qui permettrait d'aviser et de freiner une éventuelle chute. Il faut alors parler et les mots sont brefs, précis. La crevasse franchie, il faut reprendre la corde pour que le groupe se ressoude. Nous arrivons, alors que le soleil commence tout juste à rosir les plus hauts sommets, sur une immense étendue de glace qui va nous conduire vers le Col Infranchissable. La traversée est longue mais la lumière qui teinte l'horizon enchante l'esprit et nous ne cessons de regarder admiratifs, derrière nous, le ciel qui a pris des couleurs extraordinaires. Les pics sont toujours pratiquement invisibles mais une bande orange encercle l'horizon, créant un tableau surréaliste. Au-dessus, le ciel est plus clair comme une transparence. On y sent l'air d'une extrême pureté dans un froid vif et fragile. Nous sommes fascinés par cette apparition de l'aube. Soudain, alors que jusqu'à présent, l'horizon était resté gris‚ dans la vapeur diaphane de la nuit qui s'achève, la lumière naît et vient doucement, comme un voile qui se déchire, rendre corps aux massifs les plus lointains. L'Oisans se découvre avec la Barre des Ecrins merveilleusement sculptée en blanc et ocre dans la lueur naissante et avec elle, lentement se détachent les plus hauts sommets du Massif. Il n'est pas de spectacle plus grandiose, à cette heure, que la révélation d'un monde inconcevable pour quiconque n'aurait pas mis les pieds sur la cime d'une montagne. Nous avançons et pourtant sans cesse nous surveillons l'aurore qui gagne vers le creux des pics, vers chaque flanc exposé aux rayons du soleil. Nous sommes hors du temps et jamais de la vallée il ne serait possible d'imaginer telle représentation. Pendant plus de deux heures, jusqu'à ce que le soleil soit largement au-dessus de nous et que tous les sommets soient écrasés de lumière, nous resterons éblouis par cette naissance.

La montée terminale vers le col est longue et, devant moi, la face impressionnante d'une aiguille ne me livre aucune indication sur l'éventuel chemin que nous emprunterons. Nous sommes dans un vaste cirque glaciaire et sans que rien ne le laisse présager, nous nous retrouvons, soudainement, au bord d'un abrupt gigantesque. Voici le Col Infranchissable qui mérite bien son nom car il semble extrêmement audacieux de s'aventurer dans la face glacée, sous la menace permanente de blocs prêts à dévaler vers le fond de la vallée.

Nous mangeons rapidement quelques friandises en osant à peine regarder vers le bas tant l'arête est vive.

Gérard décide de ne pas gravir le Dôme qui nous fait face car la neige y est terriblement noire ce qui signifie qu'elle est dure et qu'il nous faudrait pitonner sur de grandes longueurs pour assurer un passage sans danger. Il est sans nul doute préférable de ne pas prendre de risques et de poursuivre maintenant vers les Dômes. Nous revenons alors vers le pied du Col des Miages ( 3336 m) pour entreprendre l'ascension véritable.

La montée vers le passage du col est assez difficile car nous avons déjà beaucoup marché et nous abordons maintenant les pentes les plus raides de la journée. La progression doit se faire en adoptant la marche sur le flanc c'est à dire en faisant passer les pieds l'un par dessus l'autre de façon pratiquement parallèle à la pente. L'effort est violent et il faut maintenir un rythme correct pour gravir le col. Le passage est complètement ombragé et comme d'habitude il est impossible de situer l'arrivée. A cet instant, nous pensons à l'ascension du Mont-Blanc, l'an dernier et nous espérons être aussi performant ici. En réalité, la durée de l'effort sera nettement moindre et après une demi-heure, nous arrivons sur la base du deuxième Dôme, au Col des Miages (3564 m).

Un petit arrêt pour reprendre haleine, faire quelques photos, admirer maintenant le soleil qui illumine vers l'Est, les pentes de l'Aiguille du Bionnassay et celles du Mont-Blanc et nous repartons vers la première arête sérieuse de la journée.

Nous débouchons dans une zone éclairée, sur un petit plateau et nous découvrons, devant nous, la fine lame du Premier Dôme, frontière entre deux gouffres immenses, qui s'élève vers le premier haut point (3633 m). Le passage semble suspendu dans la neige blanche parfaitement saturée de soleil.

Dans cette petite ascension j'éviterais de regarder vers la droite ou vers la gauche, impressionné par l'étroitesse de la piste et concentré totalement afin d'éviter le moindre faux pas. Au sommet, nous constatons que le Deuxième Dôme (à 3666 m) se montre aussi beau et pur de lignes que celui où nous nous reposons. L'impression d'être en équilibre sur un fil de neige en contact avec le ciel, de pouvoir contempler tout autour les sommets qui s'éclairent, les ombres qui se déplacent, les massifs qui restent noirs et ceux qui éclatent de blancheur donne l'illusion de dominer une montagne. Pourtant le danger existe. Tout trébuchement est interdit et même s'il ne dit rien, Gérard est attentif, car la chute serait mortelle. Le froid qui pour l'instant ne s'était pas fait sentir, devient piquant et nous enfilons nos gants. Nous bénéficions d'une extraordinaire journée pour cette course mais la même ascension dans le brouillard doit s'avérer périlleuse. Il est impossible de rester aussi longtemps que l'on désirerait sur un sommet et il nous faut rejoindre une légère descente avant d'aborder le deuxième Dôme.

Enfin au terme d'une ultime progression sur une semblable arête effilée, dans le même décor blanc immaculé, le Troisième Dôme (3670 m) est atteint. C'est ici que nous ferons les photos et que nous savourerons entièrement la joie d'être une nouvelle fois au plus haut.

La vision est totale vers la vallée de Chamonix, les Aravis, la Vanoise, l'Oisans et vers le massif impressionnant du Mont-Blanc. Il est environ 9h et nous marchons depuis presque trois heures. Sur le névé, des lignes franches, dues au partage entre l'ombre et la lumière, dessinent des frontières mobiles qui coupent les pics et les vallées, modifiant à tout instant l'aspect de la montagne. On voudrait rester s'éblouir de cette vision que l'on sent capable de toutes les surprises et de toutes les émotions. Quand il a vaincu un sommet et qu'un panorama de cette richesse se dévoile aux yeux incrédules de l'alpiniste, conscient soudainement de sa petitesse et de son humilité, il lui devient difficile de s'arracher à un tel lieu de merveilles.

Nous ne disons pas de grandes phrases pour exprimer nos sentiments mais la satisfaction se lit dans nos gestes emprunts de respect et de gratitude. La communion entre l'homme et la nature est affaire d'individu et chacun trouve là, où le mènent ses pas, la raison de ses efforts et de son obstination à découvrir la pureté dans les choses inertes.

Toute la souffrance de l'ascension s'est effacée quand nos pieds ont foulé le sommet, quand nos yeux se sont emplis de l'irremplaçable majesté de la montagne. Le sentiment dominant ne réside pas dans la conquête, somme toute banale et éphémère, mais dans la réussite d'un projet construit et mené à son terme. Plus tard, en descendant, ayant perdu de vue les paysages du sommet, et n'en conservant que la mémoire, nous exprimerons bien plus facilement nos émotions, comme délivré du poids implacable de l'instant présent.

Il faut une décision de Gérard pour nous suggérer de quitter ces lieux et c'est à regret que nous allons aborder une descente fastidieuse et dangereuse de plusieurs heures.

D'abord sur une pente totalement verglacée qui est restée à l'ombre depuis la veille, nous devons redoubler de vigilance car toute chute nous entraînerait vers des abrupts mortels. Nous avançons lentement prenant soin de chaque pas, pour éviter tout accrochage et pour assurer chaque mètre. La pente est rude et les crampons s'avèrent efficaces et précieux sur la glace noire.

Gérard assure, en serrant fermement la corde derrière nous, conseillant de la voix, guidant soit vers la droite, soit vers la gauche suivant sa connaissance parfaite de l'état du terrain. Jean-Hervé marche devant avec application vers le Col de la Bérengère (3348 m), où nous allons ôter nos crampons afin d'escalader l'Aiguille de la Bérengère (à 3425 m), dernier point culminant de la course. Cette ascension entre les rochers nous parait ardue et peu motivante ce qui nuit au plaisir de la ballade. Il n'y a plus de danger et nous souhaitons rapidement parvenir dans la vallée pour savourer pleinement la journée.

La descente va s'effectuer sans passage au Refuge des Conscrits, à travers le névé qui constitue la montée de l'Aiguille du Belvédère. Nous allons d'abord, prudemment, puis ensuite de plus en plus rapidement dévaler la pente en nous amusant à glisser sur la neige tassée. Nous sommes toujours encordés ce qui nous contraint à une certaine solidarité dans la progression mais qui nous amène aussi à tirer chacun de notre côté et Jean-Hervé finira sa descente à la limite des rochers, sans aucun risque néanmoins. Nous retrouvons le couple avec lequel nous avons dîné hier au soir et nous constatons que malgré leur âge, ils ont totalement réalisé leur désir. Maintenant la marche dans le pierrier va devenir pénible et nous déambulons entre les roches, les pierres, les ruisselets, suivant Gérard, talonnés de peu par Jeannot et ses clients. Le chemin est long, fastidieux et monotone et c'est avec une certaine joie que nous retrouvons le glacier de Tré-La-Tête, après avoir, contrairement à ce que j'imaginais à l'aller, passer sans difficulté, la vire d'arrivée. Nous remontons les crampons pour assurer le passage sur la glace et nous nous dirigeons à travers les séracs vers la moraine inférieure. Sans corde, nous sommes obligés de redoubler de prudence en sautant par dessus quelques crevasses mais le cramponnage s'avère heureusement terriblement efficace. Sur la moraine, nous entamons la dernière descente dans les roches, puis sur le chemin de randonnée vers le Refuge de Tré-La-Tête.

Il est environ 2h quand nous y parvenons et nous nous arrêtons pour un pique-nique au soleil, sur l'herbe inestimable. En quittant mes chaussures, je m'aperçois qu'une blessure s'est ouverte à la cheville que je ne ressens véritablement que maintenant. L'exaltation a annihilé la douleur ce qui m'étonne un peu. Nous retrouvons Jeannot, le guide, qui a encore devancé ses clients. Cette fâcheuse habitude amène Gérard a formulé quelques remarques sur un tel comportement qu'il juge inconscient et peu professionnel. Il nous reste désormais la dernière descente vers le Cugnon que nous allons effectuer à toute allure (55 min) prêtant peu d'attention aux promeneurs disséminés tout au long du sentier. Pour ne pas faillir à la tradition, nous nous attablons, quelques minutes plus tard, au Bar des Rhodos, aux Contamines, devant trois bières fraîches que nous savourons à leur juste valeur. Le retour vers Chamonix endort Gérard et nous replonge dans la folie de la vallée. En soirée, après avoir réglé la course (1650 Frs), nous offrons un apéritif à notre guide pour fêter ce qui constitue une course passionnante non pas, par sa difficulté mais par son cadre exceptionnel tout d'équilibre et de finesse, perché entre ciel et neige.

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